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Les voitures composant l’escorte présidentielle étaient alignées devant le portail sud de la Maison Blanche. Dès que le détachement des Services secrets fut en place, Oscar Lucas prononça quelques mots dans le minuscule micro dont le fil s’enroulait autour de sa montre pour remonter le long de la manche de sa veste.
« Dites au patron que nous sommes prêts. »
Trois minutes plus tard, le Président, accompagné de Fawcett, descendait les marches de la Maison Blanche d’un pas alerte et s’installait dans la limousine présidentielle. Lucas les rejoignit et le cortège de voitures s’ébranla.
Le Président, confortablement assis à l’arrière, regardait défiler les bâtiments par la vitre. Quant à Fawcett, il tenait un attaché-case sur ses genoux et griffonnait des notes. Après quelques instants de silence, il soupira, referma son attaché-case et le posa par terre.
« Voilà, fit-il. Les arguments des deux camps, les statistiques, les projections de la C.I.A. et les derniers rapports des experts économiques sur les dettes du bloc communiste. Tout ce dont vous aurez besoin pour convaincre Larimer et Moran.
— Les citoyens américains n’approuvent guère mon projet, n’est-ce pas ? demanda tranquillement le Président.
— Effectivement, monsieur, répondit Fawcett. Le sentiment général est qu’on doit laisser les Russes se débrouiller avec leurs problèmes. La plupart des Américains se réjouissent de voir les Soviétiques et leurs pays satellites au bord de la famine et de l’effondrement économique, ils considèrent cela comme la preuve que le système marxiste n’est qu’une sinistre farce.
— Mais ce ne sera plus une farce le jour où les dirigeants du Kremlin, mis devant une impasse économique, décideront de frapper et d’envahir l’Europe.
— L’opposition du Congrès pense que ce risque est minimisé par la menace réelle de famine qui interdira aux Russes d’assurer le fonctionnement de leur machine militaire. Et certains comptent même sur les désillusions du peuple soviétique pour voir se créer un mouvement de résistance active contre le régime en place. »
Le Président secoua la tête.
« Le Kremlin, en dépit de toutes ses difficultés économiques, ne réduira jamais sa force militaire. Et inutile de tabler sur des soulèvements ou des manifestations massives. L’emprise du parti est bien trop forte.
— Cela n’empêche pas Larimer et Moran d’être farouchement opposés à ce que nous volions au secours de Moscou. »
Le visage du Président se plissa de dégoût.
« Larimer est un ivrogne et Moran un homme politique corrompu.
— Peut-être, mais il faudra malgré tout les gagner à votre point de vue.
— Je ne nie pas qu’ils aient leurs opinions, admit le Président. Pourtant, je suis convaincu que si les Etats-Unis sauvent les pays du bloc de l’Est de la faillite, ceux-ci se détourneront de l’Union soviétique et rejoindront le camp occidental.
— Beaucoup considèrent que vous prenez vos désirs pour des réalités, monsieur le Président.
— Les Français et les Allemands sont de mon avis.
— Bien sûr ! Ils jouent sur les deux tableaux, comptant sur les forces de l’O.T.A.N. pour assurer leur sécurité tout en développant leurs liens économiques avec l’Est.
— Vous oubliez tous les électeurs américains qui soutiennent mon programme, répliqua le Président avec un geste résolu. Ils ont bien compris qu’il peut désamorcer la menace d’un holocauste nucléaire et définitivement lever le rideau de fer. »
Fawcett savait qu’il était inutile de discuter avec le Président quand il était ainsi fermement persuadé d’avoir raison. Il y avait une sorte de vertu à vaincre ses ennemis par la bonté, une tactique fort civilisée, digne d’émouvoir les consciences, mais Fawcett demeurait pessimiste. Il se plongea dans ses pensées et garda le silence tandis que la limousine venait se ranger le long d’un quai de l’arsenal de Washington.
Un homme à la peau mate, un Indien, s’avança alors vers Lucas qui descendait de voiture.
« Bonjour, George.
— Salut, Oscar. Le golf, ça marche ?
— Pas brillant, répondit Lucas. Ça fait presque deux semaines que je n’ai pas joué. »
George Blackowl (« hibou noir »)était l’agent responsable des mouvements du Président. Il était à peu près de la taille de Lucas, de cinq ans plus jeune avec quelques kilos en trop. Il mastiquait sans cesse du chewing-gum et était à moitié sioux, ce qui lui valait de sempiternelles plaisanteries sur le rôle joué par ses ancêtres à Little Big Horn.
« Tout est en ordre ? demanda Lucas.
— Le bateau a été passé au peigne fin. Les hommes-grenouilles viennent juste de finir d’inspecter la coque et la vedette de surveillance est prête.
— Bien. Un garde-côte sera sur place quand vous arriverez à Mount Vernon.
— Okay. Je crois qu’on peut s’occuper du patron. »
Lucas examina une bonne minute les docks aux alentours, puis, ne remarquant rien d’anormal, il ouvrit la portière du Président. Les agents formèrent aussitôt un rideau autour de lui. Blackowl marchait en tête et Lucas, comme il était gaucher et avait besoin de sa liberté de mouvement au cas où il aurait à tirer son arme, était placé sur la gauche, légèrement en retrait. Quant à Fawcett, il traînait à quelques pas derrière, un peu à l’écart.
Arrivés à la passerelle, Lucas et Blackowl se mirent sur le côté pour laisser monter les autres.
« Okay, George, je te le confie.
— Veinard, fit Blackowl avec un sourire. Tu as ton week-end.
— Le premier depuis un mois.
— Tu rentres directement chez toi ?
— Non, pas tout de suite. J’ai encore des papiers à examiner au bureau. Il y a eu quelques accrocs lors du dernier voyage à Los Angeles. Je voudrais revoir le programme. »
Ils pivotèrent de concert tandis qu’une voiture gouvernementale venait se garer le long du quai. Le sénateur Marcus Larimer en descendit pour se diriger vers le yacht présidentiel, suivi d’un secrétaire portant un sac de voyage.
Larimer était vêtu d’un costume trois-pièces marron. Il était toujours habillé ainsi et l’un de ses pairs avait suggéré qu’il était sans doute né comme cela. C’était un homme aux cheveux blonds toujours soigneusement coiffés. Grand et fort, avec un visage taillé à coups de serpe, il avait perpétuellement l’air d’un éléphant dans un magasin de porcelaines.
Il se contenta de saluer Blackowl d’un signe de tête et de lancer à Lucas un simple :
« Bonsoir, Oscar.
— Bonsoir, sénateur. Vous paraissez en pleine forme.
— Après un petit scotch, ça ira mieux », répliqua Larimer avec un rire tonitruant.
Il grimpa la passerelle et disparut dans le salon.
« Amuse-toi bien, fit Lucas à Blackowl avec ironie. Je ne t’envie pas cette croisière. »
Quelques minutes plus tard, franchissant le portail de l’arsenal, Lucas croisa une Chevrolet « compact » amenant Alan Moran. Il n’aimait pas le président de la Chambre des représentants. Moran était un type qui n’avait réussi ni par son intelligence ni par son bon sens mais en accordant plus de faveurs qu’il n’en demandait aux personnages influents des cercles politiques. Accusé d’avoir couvert une opération financière concernant des puits de pétrole sur des terrains publics, il avait échappé de justesse au scandale en invoquant son immunité parlementaire.
Il regardait droit devant lui et Lucas en déduisit qu’il devait penser à ce qu’il pourrait soutirer du Président.
Une heure plus tard, alors que l’équipage du yacht s’apprêtait à larguer les amarres, le vice-président Margolin montait à bord. Il hésita un instant puis aperçut le Président allongé à l’arrière dans un transat qui regardait le soleil se coucher sur la ville. Un steward s’avança pour débarrasser Margolin de son sac.
Le Président leva les yeux et le dévisagea un instant comme s’il ne le reconnaissait pas.
« Vince ?
— Désolé d’être en retard, s’excusa Margolin. Mais l’un de mes secrétaires avait égaré votre invitation et je l’ai découverte il y a une heure à peine.
— Je n’étais pas sûr que vous puissiez venir, murmura le Président d’un air énigmatique.
— Tout s’est bien arrangé. Ma femme est chez notre fils à Stamford et elle ne rentrera pas avant mardi. Quant à moi, je n’avais rien de très important sur mon agenda. »
Le chef de l’Etat se leva avec un sourire forcé.
« Le sénateur Larimer et Moran sont là. Ils doivent être dans la salle à manger. Vous pourriez aller les saluer et boire un verre en leur compagnie.
— Un verre ne me fera pas de mal, en effet. »
Margolin se heurta à Fawcett sur le pas de la porte. Les deux hommes échangèrent quelques brèves paroles.
Les traits du Président étaient tordus de colère. Margolin et lui différaient autant par leur physique (le vice-président était grand et mince, bien proportionné, doté d’un visage séduisant aux yeux bleu clair et d’une personnalité chaleureuse) que par leurs options politiques.
Le Président conservait une cote de popularité élevée grâce à ses discours inspirés. Idéaliste et visionnaire, il se préoccupait surtout d’élaborer des plans dont les fruits ne seraient pleinement recueillis que dix ou quinze ans plus tard. Malheureusement ces plans, pour la plupart, ne s’accordaient guère aux réalités égoïstes de la politique intérieure.
Margolin, quant à lui, gardait un profil bas auprès du public et des médias, consacrant toute son énergie aux problèmes intérieurs. Il pensait qu’on ferait mieux d’utiliser pour les Etats-Unis l’argent destiné au programme d’aide aux pays communistes.
Le vice-président était un politicien-né. Il avait la Constitution dans le sang. Il avait gravi tous les échelons, commençant par le corps législatif de son Etat, puis devenant gouverneur et enfin sénateur. Retranché dans son bureau du Russel Building, il régnait sur un aréopage de conseillers qui possédaient un don remarquable pour les compromis stratégiques et les concepts politiques novateurs. Alors que le Président proposait les lois, c’était Margolin qui orchestrait leur passage devant le dédale des commissions, faisant trop souvent ressembler les gens de la Maison Blanche à des amateurs, situation qui était loin de plaire au chef de l’exécutif et qui provoquait de graves dissensions internes.
Margolin aurait peut-être été le candidat du peuple à la présidence, mais il n’était pas celui du parti. Là, son intégrité et son dynamisme jouaient contre lui. Il refusait trop souvent de s’aligner sur les positions officielles. C’était une sorte de non-conformiste qui suivait les voies de sa propre conscience.
Le Président, dévoré de rage et de jalousie, regarda Margolin disparaître dans le salon.
« Qu’est-ce que Vince fabrique ici ? lui demanda Fawcett avec nervosité.
— Comme si je le savais ! répondit le Président d’un ton brusque. Il prétend avoir été invité. »
Le secrétaire général de la Maison Blanche ouvrit de grands yeux.
« Bon sang, quelqu’un a dû faire une connerie !
— De toute façon, c’est trop tard. Je ne peux pas lui dire que c’est une erreur et le prier de s’en aller.
— Je ne comprends pas, fit Fawcett, de plus en plus troublé.
— Moi non plus, mais nous sommes coincés.
— Il pourrait tout faire rater.
— Je ne crois pas. On peut penser ce qu’on veut de Vince, mais il n’a jamais fait une déclaration qui puisse ternir mon image. Il y a bien peu de présidents qui auraient pu en dire autant de leur vice-président. »
Fawcett parut se résigner à la situation.
« II n’y a pas assez de cabines. Je vais lui céder la mienne et descendre à terre.
— Merci, Dan.
— Je pourrais peut-être rester à bord jusqu’à la nuit et m’installer dans un motel voisin.
— Compte tenu des circonstances, il vaudrait mieux que vous demeuriez à l’écart, fit lentement le Président. Avec Vince en plus, je ne voudrais pas que nos invités s’imaginent qu’on s’est ligué contre eux.
— Je vais déposer dans votre cabine tous les documents appuyant votre position, monsieur le Président.
— Merci encore, Dan. Je les étudierai avant le dîner. »
II marqua une pause, puis demanda :
« A propos, avons-nous des nouvelles d’Alaska ?
— Seulement que les recherches pour localiser l’agent S ont commencé. »
Le Président prit un air inquiet. Il hocha la tête et serra en silence la main de son secrétaire général.
Fawcett se retrouva sur le quai en compagnie des agents des Services secrets chargés de la sécurité du vice-président qui dissimulaient mal leur irritation. Tandis qu’il regardait le yacht blanc s’éloigner sur les eaux de l’Anacostia, il sentit son estomac se nouer.
Il n’y avait pas eu d’invitations écrites !
Cette histoire n’avait aucun sens.
Lucas allait quitter son bureau quand le téléphone relié au P.C. sonna. « Lucas à l’appareil.
— Ici Bateau ivre », annonça George Blackowl, donnant le nom de code de l’opération en cours.
C’était un appel inattendu. Lucas, aussitôt, craignit le pire.
« Je t’écoute, fit-il d’un ton brusque.
— Nous avons un problème. Rien de grave, je répète, rien de grave. Simplement quelque chose d’imprévu. »
Lucas poussa un soupir de soulagement.
« Raconte.
— Shakespeare est à bord, expliqua Blackowl, utilisant le nom de code du vice-président.
— Quoi ! rugit Lucas.
— Margolin est arrivé brusquement et est monté au moment où on levait l’ancre. Dan Fawcett lui a donné sa cabine et est resté à terre. Quand j’ai interrogé le Président sur ce changement de dernière minute, il m’a dit de laisser courir. Mais je sens un coup fourré.
— Où est Rhinemann ?
— Sur le bateau, à côté de moi.
— Passe-le-moi. »
II y eut un court silence puis Hank Rhinemann, le responsable de la sécurité du vice-président, vint en ligne :
« Oscar, on a eu un pépin.
— Je sais. Comment c’est arrivé ?
— Il est sorti en coup de vent de son bureau en déclarant qu’il avait un rendez-vous urgent avec le Président sur le yacht. Il ne m’a même pas dit qu’il devait y passer la nuit.
— Nom de Dieu !
— Shakespeare est encore moins bavard qu’une carpe. J’aurais dû le deviner en voyant son sac de voyage. Je suis désolé, Oscar. »
Lucas se sentit envahi par un sentiment de colère et de frustration. Bon sang, pensa-t-il, les dirigeants des grandes puissances se comportent comme des enfants quand il s’agit de leur propre sécurité.
« Ce qui est fait est fait, fit-il sèchement. On va tâcher de s’en tirer au mieux. Où sont tes hommes ?
— Sur le quai.
— Dis-leur d’aller à Mount Vernon épauler l’équipe de Blackowl. Je tiens à ce que rien, pas même une anguille, ne puisse approcher de ce bateau.
— Compris.
— Et à la moindre alerte, vous m’appelez. Je passe la nuit au P.C.
— Tu crains quelque chose ? demanda Rhinemann.
— Rien de particulier, répondit Lucas dans un souffle. Mais de savoir le Président et les trois personnages les plus importants de l’Etat après lui au même endroit et au même moment, ça me fout une trouille de tous les diables. »